Document Type : Original Article
Author
Department of French, School of Linguistics, Badr University in Cairo
Abstract
Keywords
Main Subjects
Cet article traite de la fiction post humaniste française, avec comme exemple le roman de Michel Houellebecq, La Possibilité d'une île (2005) qui offre un exemple emblématique de telles « fictions critiques spéculatives ».
Depuis quelques années, le post humain est de plus en plus présent dans la pensée et les arts occidentaux, sous différentes formes, prenant de multiples significations. En effet, la troisième révolution industrielle, celle de l’informatique et des biotechnologies, a déclenché un véritable foisonnement de questionnements sur les devenirs de l’humain : entre technophilie et technophobie, le post humain permet de repenser les frontières et la définition de l’humain.
Nous passons à l’analyse du roman d’un auteur contemporain qui utilise le post humanisme pour construire une critique en règle du capitalisme, de sa logique, de son éthique, et de son effet sur l’humain. Michel Houellebecq, écrit La Possibilité d’une île, dans lequel la transformation sociale du « monde-marché » passe par la métamorphose biotechnologique des corps. Mais il va de soi que la solution houellebecquienne demeure ambiguë dans son inefficacité et marquée par l’ironie.
Cet article critique les deux arguments-clés du post humanisme, celui de la liberté de "s'augmenter", de poursuivre le projet d'un humain émancipé de ses faiblesses naturelles, et celui des bienfaits de l'amélioration par les techniques. Par le biais de l’analyse romanesque nous réfutons les fausses évidences sur lesquelles ces deux argumentaires reposent.
Mots clés :
Humain – humanisme – post humanisme – fiction - éthique – numérique – liberté – clone- Michel Houellebecq.
Au XXIe siècle, la notion d'humain est en pleine mutation, influencée par des avancées technologiques, des crises sociales et environnementales, ainsi que des changements culturels profonds. Cette évolution soulève des questions fondamentales sur ce qui reste de notre humanité dans un monde où les relations interpersonnelles sont souvent médiatisées par la technologie et où l'individu est confronté à des défis sans précédent. Dans un monde en constante évolution, où les avancées technologiques redéfinissent les contours de l'expérience humaine, la littérature se fait le miroir des préoccupations contemporaines. Michel Houellebecq, auteur controversé et emblématique de la littérature française moderne, aborde ces enjeux à travers ses œuvres, notamment La Possibilité d'une île. Dans ce roman, il explore la tension entre humanisme et post humanisme, deux concepts qui interrogent notre rapport à l'humanité et à notre avenir. Alors que l'humanisme valorise l'individu et sa capacité à raisonner, le post humanisme remet en question cette centralité humaine au profit d'une vision plus technologique et déshumanisée du monde. À travers une analyse thématique des personnages et des motifs présents dans le texte, cet article se propose d'explorer comment Houellebecq navigue entre ces deux paradigmes, révélant ainsi les ambivalences et les contradictions de notre époque et comment il présente les différentes dimensions de l'humain au XXIe siècle, en s’appuyant sur des perspectives variées issues des réflexions contemporaines et aux siècles suivants en s’appuyant sur la fiction post humaniste.
Les avancées scientifiques dans le domaine de la génétique offrent aux écrivains un nouveau terrain d'expérimentation, un nouveau laboratoire pour étudier la perfectibilité humaine. Ainsi certains auteurs, comme Antoine Volodine ou Cormac McCarthy[i], prennent le pari d'une immuabilité de l'homme en exposant ce que sera l'avenir si rien ne change, si l'homme continue de vivre comme il le fait aujourd’hui. D'autres, comme Maurice G. Dantec, imaginent une transcendance de l'homme passant par un amalgame de l'humain et de la machine, soutenant une visée métaphysique nouvelle. Enfin, une troisième catégorie d'écrivains s'attache à la transformation même de l'espèce humaine considérée comme inapte à survivre à sa nature profondément destructrice. Pour cette catégorie d'auteurs, l'avenir de l'homme ne peut être assuré que par un changement radical de sa constitution et de son essence. Cette idée est celle qui constitue la trame narrative du dernier roman de Michel Houellebecq, paru en 2005 : La Possibilité d'une île. Dans ce roman, l'écrivain explore l'hypothèse d'une mutation des hommes fondée sur le clonage, mutation rendant possible la vie éternelle du corps. Le champ d'expérimentation utopique de Houellebecq se détache de l'ailleurs géographique des utopistes classiques : le lieu que crée l'auteur pour y installer son utopie est devenu le corps même de l'homme, un homme qui, grâce à sa réplication infinie, peut s'extraire de la continuité historique. Retiré de la linéarité temporelle qui régit la vie et la mort des êtres humains, cet homme nouveau peut échapper au devenir et à la disparition ; il n'est plus soumis à la loi qui dirige toute chose vivante vers l'arrêt de mort promulgué dès l'union des gamètes. Houellebecq fait du corps humain une île vaccinée contre l'écoulement du temps, contre l'Histoire, contre tout ce qui définit l'Homme.
Il est important de même de démontrer comment La Possibilité d'une île fait partie de la fiction post humaniste, elle constitue une catégorie à part qui - même si elle se source de la science -fiction, ainsi que des dystopies - fonctionne avec ses propres codes d’écriture. Le roman de Michel Houellebecq offre un exemple emblématique de telles fictions critiques spéculatives. (Maftei)
Cet article vise à montrer comment Michel Houellebecq critique dans la possibilité d’une île la pensée post humaniste selon laquelle si le préfixe « post- » signifie bien « après », le post humanisme ne peut pas être conçu comme un simple changement : il travaille aussi avec, à côté de, et à travers l’humanisme. Le post humanisme n’est pas la fin de l’homme, mais plutôt une renégociation, un questionnement, un travail sur et avec la condition humaine et la tradition humaniste. On s'en prend aux deux arguments-phares du post humanisme, celui de la liberté de "s'augmenter", de poursuivre le projet d'un homme émancipé de ses faiblesses naturelles, et celui des bienfaits de l'amélioration par les techniques. On réfute sur leur propre terrain les fausses évidences sur lesquelles ces deux argumentaires reposent.
Nous analysons comment Michel Houellebecq, dans La Possibilité d'une île, interroge-t-il la notion d'humanité à travers le prisme de l'humanisme et du post humanisme ? En quoi son œuvre met-elle en lumière les tensions entre la quête d'une identité humaine stable et les dérives d'un monde technologique qui semble menacer cette identité ? Comment Houellebecq, à travers ses personnages et ses thèmes, nous invite-t-il à réfléchir sur notre identité, notre place dans le monde moderne, et les implications éthiques et philosophiques de notre évolution ?
Ainsi, notre étude explore la notion d'humain à travers ces deux courants littéraires, en examinant à quel point chacun d'eux façonne notre compréhension de l'identité humaine et des valeurs qui lui sont associées. En confrontant les idéaux humanistes aux réalités post humanistes comme l’a fait Michel Houellebecq dans le roman, nous cherchons à comprendre les implications philosophiques et éthiques qui en découlent pour la société humaine actuelle.
Depuis quelques années, on observe une augmentation de la place du post-humain dans la pensée et les arts occidentaux, sous diverses formes et avec de multiples significations. En effet, la troisième révolution industrielle, celle de l’informatique et des biotechnologies, a déclenché un véritable foisonnement de questionnements sur les devenirs de l’humain : entre technophilie et technophobie, le post humain permet de repenser les frontières et la définition de l’humain. (Després, PostHumains )
A-L ’humain à l’ère de l’humanisme en déclin :
Ainsi, si les origines de l’humain se pensent en terme variés, son avenir semble plus incertain. Des mutants aux cyborgs, en passant par les intelligences artificielles, les manipulations génétiques, la numérisation de l’esprit et le cyberespace, c’est le rapport entre le corps, l’esprit, l’environnement et la société qui est à repenser, sans pour autant oublier ce que nous enseignent l’histoire et les mythes.
Pour parler des conditions philosophiques et religieuses de l’avènement de l’humanisme nous pouvons dire qu’à partir de la Renaissance, la conception la plus répandue de l’humanisme consiste à mettre l’homme au centre de l’univers. Cela a été rendu possible par une double révolution philosophique et religieuse dont certaines œuvres permettent de retracer brièvement l’historicité (Maurice).
À ce titre, l’humanisme s’illustre dès 1486, sous la plume de Pic de Mirandole, dans son De la dignité de l’homme (Mirandole). Il y souligne une conception de la liberté humaine qui s’affranchit de toute forme de prédestination : « Si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. ».
Les écrits réformateurs de Luther soulignent également, au XVIe siècle, l’importance de la liberté de l’homme pour accomplir une œuvre dans la foi et s’exempter de toute tentation.
Avec Descartes, au XVIIe siècle, l’émancipation de l’homme se poursuit avec l’accent mis sur la subjectivité dans le Discours de la Méthode publié en 1637 et son fameux : je pense, donc je suis : « Je pense, donc je suis, était si ferme et si assuré que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchais. ». (Descartes 89)
Outre cette vérité première et au fondement de la philosophie pour Descartes, sa philosophie considère la connaissance comme d’abord pratique : « Nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». (Descartes 127)
La double révolution philosophique et religieuse des XVe et XVIe siècles, qui se prolonge jusqu’à nos jours et dans laquelle l’homme a placé durant des siècles son espérance, se heurte désormais à un humanisme défait de ses principales caractéristiques : « On conteste le droit de l’homme à dominer la nature, comme le fait le mouvement écologique, […] puis on nie la supériorité morale de l’homme par rapport aux autres animaux, qu’il exploite et dont il menace même la survie ; enfin on voudrait n’y voir qu’un animal parmi d’autres, un singe un peu plus chanceux peut-être. » (Rémi Brague).
Le post humanisme nomme un moment critique. Ce mouvement théorique émerge dans la foulée de la reconnaissance accrue des problèmes inhérents à la pensée dualiste de l’humanisme. Le post humanisme réclame son rejet, il se veut un post-humanisme, une pensée après l’humanisme et ses dichotomies strictes— corps/esprit, humain/non-humain, vivant/non vivant, soi/autre. Ces distinctions sont considérées comme étant artificielles puisqu’elles ne reflètent en rien la réalité du vivant en tant que radicalement enchevêtré.
Selon Christine Daigle, « Ce qui est visé est bien le démantèlement des schèmes humanistes qui restreignent l’humain. Ce démantèlement ouvre la voie à une théorisation de l’humain en tant que sujet dynamique et mouvant qui est constamment fait et défait par ses enchevêtrements mais dont on ne peut se défaire. L’emphase sur le devenir est un élément clé. Au terme de l’exercice critique du post humanisme, il y a toujours un sujet, un agent, tout minimal soit-il. Il n’est pas question de l’évacuer, ce qui poserait des problèmes pour un mouvement théorique qui se veut aussi le moteur d’interventions sociales, éthiques et politiques. » (Daigle)
Le 20ème siècle a connu l’effondrement des “Grands Récits” religieux ou philosophiques, notamment un vif affaiblissement du grand récit de la Modernité : l’humanisme progressiste laïque. Le monde occidental serait dans un âge “postmoderne” dont les accents sont souvent nihilistes. Parmi les causes décisives de cette rupture avec les traditions, il y a les révolutions technoscientifiques, en particulier l’évolutionnisme et les nouvelles échelles temporelles qu’il considère. Philosophies et religions parlaient, avec espoir, de la “Fin de l’Histoire ou des Temps”, et ne la situaient pas très loin dans l’avenir. L’espèce humaine a conscience aujourd’hui d’être confrontée à des durées de l’ordre de millions, de milliards d’années, vers le passé et vers le futur vertigineusement ouvert et opaque.
Le débat autour du post humanisme s’est initialement instauré dans un véritable climat de peur morale. Les post humanistes eux-mêmes et leurs partisans laissaient entendre qu’ils étaient porteurs de promesses inédites, mais qui ne se réaliseraient qu’au prix de transgressions inouïes. C’est pourquoi les réactions des commentateurs ont été le plus souvent négatives.
Humanisme en crise : Le capitalisme et ses effets sur la nature humaine
Nous passons à l’analyse du roman d’un auteur contemporain qui utilise la fiction post humaniste pour construire une critique en règle du capitalisme, de sa logique, de son éthique, et de son effet sur l’humain. Michel Houellebecq[ii], écrit La Possibilité d’une île, dans lequel la transformation sociale du « monde-marché » (Després) passe par la métamorphose biotechnologique des corps. Mais il est à noter que la solution houellebecquienne demeure ambiguë dans son inefficacité et marquée par l’ironie.
« On pouvait ergoter à l'infini pour savoir si les hommes étaient ou non plus heureux dans les siècles passés ; on pouvait commenter la disparition des cultes, la difficulté du sentiment amoureux, discuter leurs inconvénients, leurs avantages ; évoquer l'apparition de la démocratie, la perte du sens du sacré, l'effritement du lien social (…) On pouvait même remettre en cause le progrès scientifique et technologique, avoir l'impression par exemple que l'amélioration des techniques médicales se payait par un contrôle social accru et une diminution globale de la joie de vivre. Reste que, sur le plan de la consommation, la précellence du XXe siècle était indiscutable : rien, dans aucune autre civilisation, à aucune autre époque, ne pouvait se comparer à la perfection mobile d'un centre commercial contemporain fonctionnant à plein régime. » (Houellebecq, La Possibilité d'une île 31)
La critique houellebecquienne du capitalisme est également marquée par une ironie mordante. Il met en lumière les contradictions inhérentes au progrès technologique et à la consommation. Par exemple, l'amélioration des techniques médicales est présentée comme un moyen d'accroître le contrôle social tout en diminuant la joie de vivre. Cette ambivalence reflète une vision post humaniste où les avancées technologiques ne garantissent pas un bonheur supérieur, mais plutôt une forme d'aliénation accrue.
Dans l'œuvre de Houellebecq, le capitalisme est souvent présenté comme un système aliénant qui réduit l'humain à un simple agent économique. Comme le souligne Bernard Maris, "la souffrance des héros de Houellebecq naît de la violence perpétuelle du marché" (Popa). Ce constat met en avant une vision tragique du capitalisme, où l'individu est constamment en lutte pour sa survie économique. Le protagoniste de La Possibilité d'une île observe que rien, dans aucune autre civilisation, à aucune autre époque, ne pouvait se comparer à la perfection mobile d'un centre commercial contemporain. Cette exaltation de la consommation matérielle illustre comment le capitalisme façonne les désirs et les aspirations humaines, mais aussi comment il engendre une profonde désillusion.
L'humanisme, qui valorise la dignité et la rationalité humaine, est mis à mal dans le contexte capitaliste décrit par Houellebecq. Dans ses romans, l'individu est souvent dépeint comme un être isolé, incapable d'établir des connexions authentiques avec les autres. Cette déshumanisation est exacerbée par les logiques économiques qui privilégient l'efficacité et le profit sur les relations humaines. Ainsi, le capitalisme devient un vecteur de post humanisme, où l'humain est remplacé par des "néo-humains" qui se conforment aux exigences du marché.
Le roman, composé de trois parties[iii], fait s'alterner deux temporalités distinctes. La première est celle - contemporaine - de Daniell, humoriste français cynique, dont l'existence se résume par la quête vaine de l'amour. Daniel1 mène une vie sans joie, légèrement adoucie par la découverte de la secte des « Elohims », qui promet à ses membres la vie éternelle grâce au clonage. L'autre temporalité - située des millénaires après la première - est celle de Daniel24 et de Daniel25,
« clones » de Daniel1, résultats des manipulations génétiques, qui mènent une vie d'ascèse ne consistant qu'en la rédaction de commentaires sur l'existence de leur ancêtre.
La réflexion sur la nature de l'humain est plus que jamais d'actualité, compte tenu des avancées technologiques rapides et des débats éthiques qui en découlent. Le roman de Houellebecq, en questionnant notre rapport à la technologie et à l'identité, résonne avec les préoccupations contemporaines. La Possibilité d'une île est une œuvre complexe qui interroge notre rapport à l'amour, à la mort et à notre humanité dans un contexte où les valeurs traditionnelles sont remises en question. À travers une satire mordante et une réflexion philosophique profonde, Houellebecq nous pousse à envisager les implications de nos choix contemporains sur notre avenir collectif.
La méthodologie thématique implique d'aller au-delà de la simple identification des thèmes pour en dégager une réflexion plus large sur la condition humaine. L'œuvre elle-même a un ton souvent désillusionné et dystopique. L’humanisme, en tant qu'ensemble de valeurs plaçant l’humain au centre des préoccupations, est ici questionné dans un monde futuriste marqué par le cynisme et la déshumanisation progressive. L’analyse des citations et des situations des personnages révèle un décalage entre les idéaux humanistes classiques et la vision désenchantée du monde que l’auteur propose.
Personnages et thèmes :
À travers le personnage de Daniel1, Michel Houellebecq explore les thèmes du désespoir, de l'isolement émotionnel et des échecs relationnels qui caractérisent l'humain au XXIe siècle. La description de Daniel1 sert non seulement à critiquer les valeurs humanistes traditionnelles, mais aussi à mettre en lumière les dangers d'une société qui privilégie le progrès technologique au détriment des connexions humaines authentiques. En fin de compte, Houellebecq nous pousse à réfléchir sur ce que signifie réellement être humain dans un monde où la quête du bonheur semble inaccessible.
L'ironie est omniprésente dans la citation suivante : En décrivant le retour à un état primitif comme "typique de la modernité", Houellebecq souligne les contradictions inhérentes au progrès technologique et social. Alors que l'on pourrait s'attendre à ce que le développement des sociétés mène à une plus grande humanité, il semble plutôt que cela ait conduit à une déshumanisation croissante. Cette ambivalence est au cœur de son œuvre, où le cynisme devient une réponse face à l'absurdité d'une existence régie par des logiques marchandes.
« Je lui expliquai (…) que l'ensemble de ma carrière et de ma fortune je l'avais bâti sur l'exploitation commerciale des mauvais instincts, sur cette attirance absurde de l'Occident pour le cynisme et pour le mal, c'était la même chose dans tous les secteurs culturels depuis une cinquantaine d'années, cette tendance prétendument culturelle ne dissimulait en fait que le désir d'un retour à l'état primitif où les jeunes se débarrassaient des vieux sans ménagements, sans états d'âme, simplement parce qu'ils étaient trop faibles pour se défendre, elle n'était donc qu'un reflux brutal, typique de la modernité, vers un stade antérieur à toute civilisation, car toute civilisation pouvait se juger au sort qu'elle réservait aux plus faibles, à ceux qui n'étaient plus ni productifs ni désirable. » (Houellebecq, La Possibilité d'une île 215)
En tant qu'humoriste, Daniel utilise le cynisme et la provocation comme mécanismes de défense contre sa propre douleur. Son humour est souvent agressif et méprisant envers les autres, ce qui témoigne d'une profonde détresse existentielle : "Daniel fait rire les autres de cela, mais il en est désespéré”.
Tout porte à croire qu'il en est ainsi - l'exemple des relations amoureuses difficiles de Daniel 1 est éloquent à ce sujet. Houellebecq étant donc conscient de ce fait, son objectif ne peut être la simple transmission d'une morale. L'écrivain met tout en œuvre pour que le lecteur se reconnaisse dans le récit. Premièrement, le monde de Daniel 1 est similaire à celui du lecteur contemporain : popularité des humoristes et des vedettes, omniprésence de la sexualité, importance du corps et de l'apparence. Il est donc aisé pour le lecteur, à défaut de s'identifier à Daniel 1, de se plonger dans ce monde comme s'il était le sien. Deuxièmement, il y a une parenté entre les néo-humains et le lecteur, les néo-humains étant dans la même position, par rapport au récit de vie de Daniel 1, que le lecteur contemporain. Quel est donc le lien entre Daniel 1 et son clone ? Quel élément constitutif des deux personnages Houellebecq tente-t-il de transmettre à son lecteur ? L'amour. Et l'attrait qu'il conserve, même après la disparition de l'espèce humaine. Daniel 1 et Daniel 25 y croient, ils tentent de le vivre. Cette liaison suprême, malgré les souffrances qu'elle cause, malgré sa fin inéluctable, ils la recherchent dans l'espoir de trouver celle qui leur fera goûter l'éternité.
La déshumanisation :
Le thème de la déshumanisation est récurrent, tant dans les réflexions de Daniel1 sur les relations humaines que dans la création des clones dénués d'émotions.
Cette citation du personnage principal, Daniel1, par exemple, reflète la perte de foi dans les idéaux humanistes :
« Dans le monde moderne on pouvait être échangiste, bi, trans, zoophile, SM, mais il était interdit d'être vieux. « Elle va trouver ça malsain, pas normal que je ne sois pas avec un garçon de mon âge... » poursuivit-elle avec résignation. Eh bien oui j'étais un homme vieillissant, j'avais cette dis- grâce pour reprendre le terme employé par Coetzee, il me paraissait parfait, je n'en voyais aucun autre ; cette liberté de mœurs si charmante, si fraîche et si séduisante chez les adolescents ne pouvait devenir chez moi que l'insistance répugnante d'un vieux cochon qui refuse de passer la main. Ce que penserait sa sœur, à peu près tout le monde l'aurait pensé à sa place, il n'y avait à ce qui me frappait avant tout, c’était la dégradation rapide des sentiments humains, la disparition progressive de tout ce qui pouvait, de près ou de loin, ressembler à l’amour. » (Houellebecq, La Possibilité d'une île 213)
Houellebecq commence par affirmer que la carrière de son héros est fondée sur "l'exploitation commerciale des mauvais instincts". Cela suggère que l'humanisme, qui prétend valoriser l'être humain et ses capacités, est en réalité utilisé pour justifier des comportements immoraux et cyniques. En exploitant les aspects les plus sombres de la nature humaine, comme le cynisme et la violence, l'humanisme est mis en lumière comme une façade qui dissimule des motivations économiques et égoïstes. Cette critique rejoint celle de Marx, qui voyait l'humanisme comme une idéologie bourgeoise masquant les véritables luttes de classe. (wikipedia)
L'idée que la modernité représente un "reflux brutal" vers un état primitif remet en question l'idée même de progrès inhérente à l'humanisme. Au lieu d'élever l'humanité vers des valeurs supérieures, le capitalisme et la culture contemporaine semblent ramener les individus à des comportements instinctifs, où les plus faibles sont écartés sans pitié. Cela contredit l'idée humaniste selon laquelle le progrès mène à une amélioration des conditions humaines et à une plus grande solidarité sociale.
Dans le récit, l'amour est présenté comme une forme d'évasion temporaire face à la désolation de l'existence humaine. Le protagoniste, Daniel, expérimente des moments de bonheur grâce à ses relations amoureuses, mais ces moments sont souvent fugaces et teintés d'une mélancolie sous-jacente. L'amour est décrit comme une "manifestation du bonheur" qui ne dure que "quelques jours, et sans doute quelques semaines", soulignant ainsi son caractère éphémère et illusoire (Nouchi) . Cette vision de l'amour reflète une critique de la société moderne, où les relations sont souvent superficielles et conditionnées par des attentes matérielles.
La sexualité occupe une place centrale dans le roman, souvent envisagée comme un substitut à l'amour véritable. Houellebecq explore la "déréliction" des personnages, qui cherchent à combler leur vide émotionnel par des interactions sexuelles sans profondeur. Le protagoniste exprime que le plaisir sexuel est "l'unique objectif en vérité de l'existence humaine", ce qui indique une réduction des relations humaines à des transactions physiques dépourvues de véritable connexion émotionnelle. Cette approche souligne la déshumanisation des rapports dans un monde où le capitalisme transforme même les sentiments en marchandises.
Houellebecq critique également la culture contemporaine qui valorise le plaisir immédiat sur les engagements durables. Il dépeint une humanité "frivole" en quête désespérée de fun et de sexe, mais qui échoue à établir des liens significatifs. Cette critique s'inscrit dans une réflexion plus large sur la façon dont le capitalisme influence non seulement les comportements économiques mais aussi les dynamiques relationnelles.
Houellebecq met en évidence une définition du seul amour possible au XXIème siècle. Selon lui la définition de l'amour est facile, mais il est rare dans la série des êtres. En utilisant les chiens, on exprime notre gratitude envers l'amour et sa possibilité. Quelle est la signification d'un chien, sinon une machine à aimer ? Un être humain lui est présenté, et on lui donne pour mission de l'aimer – et aussi infâmes, pervers, déformés ou stupides qu'ils soient, le chien l'aime. Cette qualité était tellement étonnante, tellement frappante pour les hommes de l'ancienne race que la majorité en venaient à aimer leur chien en retour. « L’effet d'entraînement du chien était donc une machine à aimer, mais dont l'efficacité restait restreinte aux chiens et ne s'étendait jamais aux autres hommes ». (Houellebecq, La Possibilité d'une île 191) L'humanisme traditionnel valorise l'homme comme étant supérieur aux autres formes de vie, tandis que le post humanisme remet en question cette hiérarchie. Dans ses romans, Houellebecq utilise souvent des références animales pour souligner cette critique anthropocentrique.
Le protagoniste, Daniel1, incarne un homme en proie à la mélancolie et à l'apathie. Son parcours illustre l'échec des relations humaines dans un monde où l'amour est devenu impossible à cause des normes sociétales contemporaines. La séparation avec Isabelle, suivie de sa quête désespérée pour retrouver un sens à sa vie, souligne la tragédie de l'individu moderne : malgré des désirs profonds, il est incapable d'établir des liens authentiques.
La quête d’identité de Daniel1, malgré les défis posés par la modernité et la technologie, reflète un idéal humaniste. Sa lutte pour comprendre qui il est et quel est son rôle dans le monde met en avant l'importance de la conscience de soi et de la liberté individuelle.
En somme, à travers ses personnages et leurs expériences, La Possibilité d'une île explore des idéaux humanistes tout en soulignant les défis contemporains. Cette tension entre aspiration humaniste et réalité dystopique enrichit la réflexion sur ce que signifie être humain aujourd'hui.
Il est important de signaler que Daniel1 est loin d’être représentant de l’humanisme de la Renaissance ou des Lumières, même si le protagoniste de Houellebecq continue à se qualifier comme étant « Armé de ces convictions peu humanistes, je jetai les bases d'un scénario provisoirement intitulé « Le déficit de la sécurité sociale », qui reprenait les principaux éléments du problème. Le premier quart d'heure du film était constitué par l'explosion ininterrompue de crânes de bébés sous les coups d'un revolver de fort calibre » (Houellebecq, La Possibilité d'une île 68) , Pour la première fois des gens jeunes, éduqués, d'un bon niveau socio-économique, déclaraient publiquement ne pas vouloir d'enfants, ne pas éprouver le désir de supporter les tracas et les charges associés à l'élevage d'une progéniture. « L'espèce humaine disparaîtra, elle doit disparaître, afin que soient accomplies les paroles de la Sœur suprême ».
La quête d’immortalité :
Un aspect central du roman est la secte des Élohims[iv], qui promet la vie éternelle par le biais du clonage. Cette idée soulève des questions éthiques sur la nature humaine et le désir d'immortalité. Les personnages Daniel24 et Daniel25, clones de Daniel, vivent dans un monde où les relations sont superficielles et dépourvues d'émotion. Ils ne font que commenter l'existence de leur ancêtre, illustrant ainsi une perte totale de l'humanité.
La quête d’immortalité (via le clonage) ne détruit-elle pas l’essence même de l’humanité, traditionnellement valorisée par l’humanisme ? : «la promesse d'immortalité faite aux élohimites. Je savais que, sur chaque adepte, quelques cellules de peau étaient prélevées, et que la technologie moderne permettait une conservation illimitée ; je n'avais aucun doute sur le fait que les difficultés mineures empêchant actuellement le clonage humain seraient tôt ou tard levées ; mais la personnalité ? »
Cette citation reflète une vision technocratique du futur, où l’humanité sacrifie ses sentiments au nom de la rationalité et de la survie. Ici, la dignité humaine, pilier de l’humanisme, est remise en question. Houellebecq s’interroge : une vie sans émotions ni souffrances, mais aussi sans amour et passion, est-elle encore humaine ?
Nous essayons d’explorer la notion complexe de l'humain à travers le prisme du roman La Possibilité d'une île de Michel Houellebecq. Cette œuvre, à la fois provocante et dérangeante, nous confronte aux idées d'humanisme qui a presque disparu et de post humanisme naissant. D'un côté, l'humanisme célèbre la liberté, la tolérance, la démocratie, la solidarité, la dignité, la rationalité et la valeur intrinsèque de l'être humain, il est antimatérialiste et spiritualiste. Les humanistes reconnaissent l’Histoire, mais guère l’Evolution. Ils ne voient l’avenir de l’homme que sous la forme de l’amélioration de son environnement et de son amélioration propre par des moyens symboliques (éducation, relations humaines, institutions plus justes, plus solidaires, plus égalitaires).
Tandis que, de l'autre, le post humanisme remet en question ces fondements en envisageant un avenir où l'humain pourrait être transcendant ou redéfini par la technologie et les avancées scientifiques.
L'humain, l'utopie et la société :
Nous avons mentionné plus haut que les membres de la communauté des Élohims réintègrent le réel lorsque les stages de la secte sont terminés ; nous avons aussi vu comment les dirigeants des élohims s'assurent de la couverture journalistique des événements reliés à la secte. Ceci témoigne d'un rapport au réel peu commun dans la tradition utopique. En effet, l'utopie littéraire classique - comme toutes ses modalités - entretient avec le réel un rapport dialectique qui peut, selon Jean-Michel Racault, se réduire à une visée satirique, critique ou réformatrice (RACAULT). Les paragraphes qui suivent ne tentent pas d'analyser les implications ou la visée de l'utopie présente dans La Possibilité d’une île) ; elles cherchent plutôt à élucider les liens entre l'individu, l'utopie et la société que présente le roman. L'utopie classique, par l'entremise du narrateur-témoin, fait état d'un lieu idéal affadissant le réel aux yeux du lecteur contemporain de l'écriture du récit. Il n'en va pas autrement dans La Possibilité d'une île. Daniel 1, ne serait-ce que par la nature même de son métier d'humoriste, se plaît à poser un regard critique sur sa société pour en faire ensuite matière à rire. Il se définit lui-même comme « un observateur de la réalité contemporaine » (p. 21). Cette expression revient d'ailleurs quelques lignes plus bas dans la même page, alors que le narrateur remarque « qu'il reste si peu de choses à observer dans la réalité contemporaine ». La seule chose qui reste peut-être à analyser est cette observation qui est à la base du roman et de l'utopie élohimite : la société occidentale a une haine viscérale du vieillissement. Le narrateur décrit cette aversion en affirmant que « dans le monde moderne on pouvait être échangiste, bi, trans, zoophile, SM, mais il était interdit d'être vieux » (p. 213). Il est à noter que cette énumération est formée d'une accumulation de termes reliés à des pratiques sexuelles qui ont été très longtemps considérées comme « déviantes », certaines d'entre elles l'étant encore. Ainsi, le fait d'être vieux ne peut même pas figurer parmi les « déviances » acceptables socialement : c'est un état à éviter à tout prix, le « dernier tabou » (p. 54) Ce constat tiré de la société contemporaine informe le rapport au réel de l'utopie élohimite, des membres de la secte et du personnage principal. En effet, ce n'est pas tant le réel dans son ensemble qui est à renier que le vieillissement du corps et tous les obstacles qu'il fait apparaître devant l'homme qui le subit. L'utopie proposée par les élohimites ne s'attache donc pas - comme l'utopie classique - à dessiner les contours d'une organisation sociale idéale et parfaite, qui apporterait à la collectivité le bonheur tant souhaité ; elle a pour but d'assurer la jeunesse éternelle par le clonage, les néo humains ne vivant pas plus de cinquante ans, l'âge auquel « la vie commence [...] ; à ceci près qu'elle se termine à quarante » (p. 25). L'utopie est donc un secours individuel contre un état individuel considéré comme disgracieux, les vieux n'étant devenus que « de purs déchets auxquels on n'accordait plus qu'une survie misérable, conditionnelle et de plus en plus étroitement limitée » (p. 216). Ainsi, et contrairement à l'utopie littéraire classique, l'idéal contre lequel se bute le réel de Daniel 1 n'est pas déjà-là : il est à venir. Il ne dépend que des avancées scientifiques qui permettront le clonage. La reproduction génétique pourrait être réalisée demain, tout comme elle peut se faire attendre encore des années ; le réel, qu'il soit celui de Daniel 1, ou celui qui sépare sa mort de sa « renaissance », sera ainsi toujours dystopique pour qui attend une vie éternelle remplie de plaisirs et de joies. Formulée de cette façon, l'utopie contenue dans La Possibilité d'une île se donne à lire comme un substitut des promesses des grandes religions monothéistes. Or, l'idéal reconduit par la fiction houellebecquienne n'est pas une transcendance de l'esprit vers un ailleurs immatériel ; il n'est autre que la possibilité de vivre dans un réel contre lequel personne ne peut avoir de grief, d'arrêter l'Histoire en n'ayant plus aucune conscience de la durée de la vie humaine - sa manifestation la plus criante, la vieillesse, étant évitée par la succession des clones, qui assure à l'homme une jeunesse pérenne. Cependant, en ne considérant que les écrits de Daniel 24 et 25, force est de constater que l'utopie, une fois réalisée, n'est pas idéale. Daniel 25 l'avoue lui-même : « Ma vie pourtant, j'y pense souvent, est bien loin d'être celle [que Daniel 1] aurait aimé vivre}) (p. 415). Le réel des néo-humains ne ressemble en rien à ce que le prophète a promis des millénaires plus tôt : La science, l'art, la création, la beauté, l'amour ... Le jeu, la tendresse, les rires ... Que la vie, mes chers amis, est belle ! Qu'elle est merveilleuse, et que nous souhaiterions la voir durer éternellement ! ... Cela, mes chers amis, sera très bientôt possible ... La promesse a été faite et elle sera tenue. ». (P. 252) La vie éternelle est devenue possible, elle est la réalité des néo-humains. Pourtant, au lieu de participer à cette grande fête qu'annonçait le prophète, ces êtres sont prisonniers d'un état de stase imposé par l'enseignement de celle qu'on appelle la « Sœur suprême », qui les adjoints à « atteindre [...] à la liberté de l'indifférence, condition possible de la sérénité parfaite » (p. 76), dans le but de pallier la recherche de l'autre causée par ce qu'elle appelle la « souffrance d’être ». Alors que le prophète, dans sa description de la « belle vie », énumère des activités qui ne peuvent être qu'un partage entre deux individus - l'amour, le jeu, la tendresse et les rires ne prenant leur pleine signification qu'en compagnie d'un autre, idéalement de plusieurs autres -, voilà que la Sœur suprême (dont les initiales signalent l'intransigeance) prône une vie solitaire et détachée de toute émotion. Daniel 24, dès les premières pages du roman, écrit d'ailleurs que les néo-humains « traversent la vie, sans joie et sans mystère » (p. 11). Où est donc passée cette exaltation de vivre que décrivait le prophète ? Bien que les néo-humains soient « immunisés » contre toute émotion, la joie comme la souffrance, il persiste évidemment quelque chose qui peut provoquer soudainement la désertion : cet espoir d'une communauté, d'un lieu de rassemblement. En découvrant des notes manuscrites laissées par Daniel 24, Daniel 25 y décèle « une curieuse amertume désabusée » (p. 182) ; certaines phrases sont « empreintes d'une lassitude, d'une sensation de vacuité étrangement humaines ». Cette aigreur et cette grande fatigue, ressenties par Daniel 24 devant la vie monastique des néo-humains, sont mises en mots par Marie 23 le jour de sa désertion. En parlant d'Esther 31, celle qui « a besoin de vivre davantage » (p. 384) elle dit « qu'elle non plus n'est pas satisfaite de leur mode de vie » (p. 385). Daniel 24 mourra avant de déserter, mais son successeur, lui, s'aventurera sur le chemin de l'ancienne Lanzarote. Ainsi, Daniel 25 et Marie 23, « produits » de l'utopie élohimite du XXIème siècle, insatisfaits de leur réel et n'attendant plus la venue des Futurs, reprennent le rôle du rebelle, du mutin, de l'individu qui en a assez de son réel oppressant et qui décide de s'en éloigner pour cheminer vers sa propre utopie.
B-L ’humain à l’ère du post humanisme :
Le post humanisme qui émerge à la fin du XXe siècle comme une critique des valeurs humanistes traditionnelles, remet en question l'anthropocentrisme de l'humanisme, en plaçant l'humain dans un réseau d'interactions avec les non-humains et les technologies. Le post humanisme ne se contente pas de dépasser l'humanisme ; il propose une refondation de notre compréhension de ce qu'est être humain à l'ère des avancées technologiques, notamment en matière de biotechnologie et d'intelligence artificielle (Ferrando). En ce sens, le post humanisme peut être vu comme une réponse aux défis contemporains posés par les évolutions scientifiques et sociétales qui redéfinissent notre rapport à nous-mêmes et à notre environnement.
En nous plongeant dans son univers, nous tentons de déterminer si, face à l'angoisse contemporaine, nous pouvons encore affirmer une vision de l'humain ou si nous sommes inéluctablement voués à une forme de post humanisme où l’homme est remplacé par des néo-humains ou des post-humains. Au début du roman, l’auteur de la possibilité d’une île imagine la vie des hommes et des néo humains en attendant l’arrivée des Futurs :
« Regarde les petits êtres qui bougent dans le lointain ; regarde. Ce sont des hommes. Dans la lumière qui décline, j'assiste sans regret à la disparition de l'espèce. Un dernier rayon de soleil rase la plaine, passe au-dessus de la chaîne montagneuse qui barre l'horizon vers l'Est, teinte le paysage désertique d'un halo rouge. Les treillages métalliques de la barrière de protection qui entoure la résidence étincellent. Fox gronde doucement ; il perçoit sans doute la présence des sauvages. Pour eux je n'éprouve aucune pitié, ni aucun sentiment d'appartenance commune ; je les considère simplement comme des singes un peu plus intelligents, et de ce fait plus dangereux. Il m'arrive de déverrouiller la barrière pour porter secours à un lapin, ou à un chien errant ; jamais pour porter secours à un homme. » (Houellebecq, La Possibilité d'une île 26)
La citation commence par une observation distante et désenchantée du néo - humain sur les "petits êtres qui bougent dans le lointain". Cette image dépeint une séparation claire entre le narrateur et les autres humains, soulignant un sentiment d'aliénation. Le fait qu'il assiste "sans regret à la disparition de l'espèce" révèle une profonde désillusion envers l'humanité. Cette phrase évoque le pessimisme qui caractérise l'œuvre de Houellebecq, où l'homme est souvent perçu comme un être faillible, incapable de transcender ses propres limitations. L'utilisation du terme "sauvages" pour désigner les autres humains montre également un mépris pour la condition humaine. Le protagoniste considère les hommes comme "des singes un peu plus intelligents", ce qui réduit l'humanité à une simple question de degré d'intelligence plutôt qu'à une essence unique et précieuse. Cette vision cynique s'inscrit dans une critique plus large de la société moderne, où les valeurs humanistes sont remises en question par le progrès technologique et scientifique.
Dans le contexte du roman, cette citation illustre la tension entre humanisme et post humanisme. L'humanisme, qui valorise la dignité humaine et la capacité à raisonner, est ici subverti par une vision post humaniste qui voit l'homme comme un produit évolutif, potentiellement obsolète. La phrase "je les considère simplement comme des singes" suggère que le narrateur ne voit plus les humains comme des égaux, mais plutôt comme des entités inférieures, ce qui pose la question de la valeur intrinsèque de l'humanité dans un monde où le post humanisme pourrait prédominer.
Le passage souligne également une profonde solitude et une indifférence envers les autres. Le protagoniste déverrouille la barrière pour sauver un lapin ou un chien errant, mais jamais pour aider un homme. Cela met en lumière une éthique déformée où les relations humaines sont reléguées au second plan au profit d'une compassion sélective. Cette attitude reflète une critique acerbe de la société post humaniste, où les liens humains sont souvent superficiels et où l'individualisme prévaut.
À partir des thèmes identifiés, nous pouvons développer une interprétation sur ce que le roman dit du futur de l'humanité, de la technologie et des rapports humains. En tant que clone, Daniel24 incarne l'idée post humaniste de la transcendance de l'humain traditionnel. Sa création en tant que copie d'un être humain soulève des questions sur l'identité, la mémoire et l'humanité : « Je suis le produit de la technologie, et je représente une forme d’humanité qui va au-delà de la mortalité. » Cette phrase souligne l'idée que la technologie permet une forme d'existence qui échappe à la condition humaine classique. Ce groupe d’élus, les néo -humains, qui choisit de vivre à l’écart de la société, représente une vision post humaniste de l'évolution de l'humanité. Ils s’engagent dans des pratiques qui visent à dépasser les limites biologiques humaines : « La vie éternelle n'est pas un rêve, mais une possibilité réelle, accessible à ceux qui sont prêts à franchir le pas. » Cela illustre le désir de transcender la mortalité par des moyens technologiques.
Or Daniel24, en tant que clone, remet en question la notion d’identité individuelle. Son existence soulève des interrogations sur ce que signifie être humain dans un monde où les technologies peuvent créer des copies de soi-même : « Qui suis-je si je ne suis qu'une répétition de ce qui a déjà été ? ». Cette citation révèle le dilemme de l'identité dans un contexte post humaniste, où l'originalité est mise en question : « Lorsque ma vie cessera, l'absence de signal sera captée en quelques nanosecondes ; la fabrication de mon successeur sera aussitôt mise en route. Dès le lendemain, le surlendemain au plus tard, la barrière de protection sera rouverte ; mon successeur s'installera entre ces murs. Il sera le destinataire de ce livre. » (Houellebecq, La Possibilité d'une île 27)
L’aspect dystopique du post humanisme
L’aspect dystopique de l’œuvre prend forme à travers les néo-humains, des clones immortels, conçus pour éliminer la souffrance et les émotions humaines. Les personnages comme Daniel24, un des clones de Daniel1, incarnent une version déshumanisée de l'homme : « Nous avons supprimé les conflits, la jalousie, la haine. Nous avons aussi supprimé l'amour. »
Malgré le ton nihiliste, Houellebecq aborde aussi des questions spirituelles qui touchent à des idéaux humanistes plus larges, comme la recherche de la transcendance et l’aspiration à dépasser la condition humaine. Les néo-humains symbolisent cette quête de dépassement des limites humaines, mais leur existence pose la question du prix à payer pour cette immortalité ; « Nous étions les derniers à nous rappeler ce qu’avait été la vie humaine, nous étions les derniers hommes ».
Ici, la référence à « la dernière humanité » évoque une rupture avec l’humanisme classique, fondé sur la nature humaine et ses imperfections. Houellebecq semble suggérer que l’idéal de transcender la condition humaine, un concept parfois lié à l’humanisme moderne, pourrait en fait détruire l’essence même de l’humanité.
Le post humanisme soulève également des questions éthiques concernant la nature même de l'humanité. En envisageant un avenir où les humains peuvent être modifiés génétiquement ou clonés, Houellebecq invite ses lecteurs à réfléchir sur ce que signifie être humain dans un monde où les frontières entre nature et technologie deviennent floues : "Le post humanisme interroge notre rapport à nous-mêmes et aux autres dans un contexte où les valeurs humanistes sont redéfinies" (Ferrando) .
Le post humanisme est central dans La Possibilité d'une île, où le clonage devient un symbole puissant des transformations identitaires. Les clones Daniel24, Daniel25 et Marie22 représentent une version déshumanisée de l'individu, soulignant que l'identité humaine est désormais influencée par des facteurs technologiques plutôt que par des liens émotionnels authentiques :"Si nous pouvons créer des versions améliorées de nous-mêmes, qu'est-ce qui nous rend encore humains ?" (Dorrestijn)
Houellebecq s'inspire également des philosophies de Schopenhauer et Kierkegaard pour enrichir son récit. Le personnage principal se débat avec des concepts tels que l'absurde et le désespoir existentiel. La quête d'une "île" symbolise un refuge idéal, un lieu d'évasion face à la souffrance inhérente à la condition humaine :
« J'ai l'impression que Marie22 a souhaité, en réalisant cette image, exprimer ce que ressentiraient les humains de l'ancienne race s'ils se trouvaient confrontés à la réalité objective de nos vies - ce qui n'est pas le cas des sauvages : même s'ils circulent entre nos résidences, s'ils apprennent vite à s'en tenir éloignés, rien ne leur permet d'imaginer les conditions réelles, technologiques, de nos existences. Son commentaire en témoigne, Marie22 semble même en être venue, sur la fin, à éprouver une certaine commisération pour les sauvages. Mais alors que Paul24 trouve des accents schopenhaueriens pour évoquer l'absurdité de l'existence des sauvages, entièrement vouée à la souffrance, et pour appeler sur eux la bénédiction d'une mort rapide, Marie22 va jusqu'à envisager que leur destin aurait pu être différent, et qu'ils auraient pu, dans certaines circonstances, connaître une fin moins tragique. Il a pourtant été maintes fois démontré que la douleur physique qui accompagnait l'existence des humains leur était consubstantielle, qu'elle était la conséquence directe d'une organisation inadéquate de leur système nerveux, de même que leur incapacité à établir des relations interindividuelles sur un autre mode que celui de l'affrontement résultait d'une insuffisance relative de leurs instincts sociaux par rapport à la complexité des sociétés que leurs moyens intellectuels leur permettaient de fonder.... La disparition de la vie sociale était la voie, enseigne la Sœur suprême. Il n'en reste pas moins que la disparition de tout contact physique entre néo-humains a pu avoir, a encore parfois le caractère d'une ascèse ». Nous pouvons dire aussi, pour reprendre les paroles de la Sœur suprême, que nos générations se succèdent « comme les pages d'un livre qu'on feuillette ». (Houellebecq, La Possibilité d'une île 167)
La difficulté à déterminer la modalité du roman tient à sa construction dialogique. Deux voix se répondent en s’opposant : l'une énonce un présent semblable au nôtre, tandis que l'autre est située dans le futur. La première propose une utopie fondée sur le mode de vie contemporain, utopie d'une vie éternelle dans la jouissance ; la deuxième montre que cette vie éternelle de plaisirs ne peut être pleinement jouissive qu'une fois tous les contacts physiques entre les humains sont abolis, puisque ces rapports créent de la souffrance, obstacle au plaisir infini. Même sans souffrance, cette vie purement spirituelle n'est pourtant pas encore idéale. Le roman, par ces deux témoignages, nous met en face d'une utopie technologique en construction et de sa réalisation. Toutefois, cet avenir n'a rien d’utopique ; il est même, au regard de l'utopie de départ, anti-utopique : au plaisir des sens recherché par les élohimites se substitue le désir de ne rien ressentir. Encore une fois, cet idéal, ce but à atteindre est insoutenable, le besoin de contact physique avec les semblables se faisant sentir chez certains clones. Ce désir pousse ces derniers à déserter leur abri pour partir à la recherche d'une communauté. Autre utopie, autre échec : Daniel 25 a non seulement échoué à trouver d'autres néo-humains, mais il a en plus découvert la souffrance et perdu l'immortalité. Devant cette suite d'existences infructueuses - et nous pourrions ajouter à cette liste les vaines tentatives amoureuses de Daniel 1 - force est de constater que la vie (à tout le moins chez Houellebecq) n'est pas uniquement paradoxale au sens où elle représente à la fois une force motrice et une chimère ; sa réalisation la transforme aussi en son contraire : toute utopie est anti-utopique, puisqu'elle ne se réalise jamais comme prévu. Cette démonstration n'est pas le fruit des réflexions de Daniel 1 ou de ses clones : elle provient d'une troisième voie, celle de l'auteur, qui, selon la fable ouvrant le livre, tente de communiquer avec qui veut - ou peut -l'entendre. C’est cette troisième instance narrative de l'auteur qui présente des personnages ironiques, en jouant lui-même avec son lecteur, Houellebecq ne fait que transposer l'ironie du sort auquel est soumis tout être humain. Nos rêves, nos idéaux ne se réalisent jamais ; s’ils deviennent concrets, ils ne se réalisent pas comme on l'attendait. À l'image du désir qui, lorsqu'il est non satisfait, crée une souffrance, un idéal qui ne se réalise jamais crée une attente toujours déçue. Il perd alors sa qualité d'utopie parce que la frustration toujours renouvelée de constater qu'il ne se réalise pas supplée au bonheur causé par la perspective de sa réalisation. L'utopie devient dystopique. L'homme est condamné à la déception. Que reste-t-il de la nouvelle morale dont Houellebecq fait la promotion dans la possibilité d’une ile, si toute utopie est ironiquement anti-utopique ? si tout idéal est condamné à ne pas se réaliser ?
Le post humanisme a échoué selon Houellebecq à fournir une réponse satisfaisante aux questions existentielles des individus modernes. À travers les personnages de Daniel24 et Daniel25, Houellebecq explore une vision sombre de l'humanité future, marquée par l'isolement émotionnel, la quête désespérée d'immortalité et la dégradation des relations humaines. Ces néo humains incarnent une critique acerbe des valeurs contemporaines qui privilégient le progrès technologique au détriment de l'expérience humaine authentique. En fin de compte, Houellebecq nous pousse à réfléchir sur ce que signifie vraiment être humain dans un monde en constante évolution.
Il est important de souligner à quelle point l'analyse des tensions entre humanisme et post humanisme permet de mettre en lumière des visions du monde très différentes. Cela offre une riche matière à discussion, notamment sur les valeurs qui définissent notre humanité aujourd'hui et au futur.
L'humanisme et le post humanisme représentent deux visions opposées de la condition humaine, chacune ayant des implications profondes sur la manière dont nous comprenons notre existence. L'humanisme, enraciné dans la tradition occidentale, célèbre la capacité humaine à raisonner, à créer et à s'améliorer. En revanche, le post humanisme remet en question cette vision en plaçant l'humain dans un réseau de relations avec les technologies, soulignant les limites qui définissent notre humanité.
L'humanisme traditionnel semble inadapté aux défis contemporains tels que la mondialisation, les crises environnementales et les avancées technologiques rapides. Houellebecq illustre cette inadaptation à travers ses personnages qui naviguent dans un monde où les valeurs humanistes ne trouvent plus leur place. La mondialisation a également un impact significatif sur l'identité individuelle. Les cultures se mélangent et s'uniformisent, ce qui peut conduire à une perte de diversité culturelle. Dans ce contexte, chaque individu doit naviguer entre l'influence globale et son identité locale, cherchant à se démarquer tout en étant intégré dans un monde de plus en plus homogène. Un autre aspect clé du discours houellebecquien est la solitude omniprésente chez ses personnages modernes ; cette solitude est exacerbée par une société qui valorise davantage le succès individuel que les connexions humaines authentiques.
Dans nos sociétés contemporaines, comme dans le roman étudié, le numérique joue un rôle central dans la construction identitaire ; cela est particulièrement pertinent dans le contexte du post humanisme où les frontières entre réel et virtuel s'effacent. Les technologies numériques ont transformé notre manière d'interagir et de percevoir le monde. Elles offrent des opportunités sans précédent pour se connecter avec autrui mais peuvent également engendrer une forme d'isolement. La dépendance aux réseaux sociaux et aux plateformes numériques soulève des questions sur l'authenticité des relations humaines.
Le corps humain est également au centre des débats dans la possibilité d’une île. Les avancées en biotechnologie posent des questions éthiques sur la modification génétique et le transhumanisme. Comme le note un article sur l'homme du XXIe siècle, "l'homme est en permanence tenté entre deux choix extrêmes concernant son corps" (Broca). Ces choix soulèvent des interrogations sur ce que signifie être humain dans un monde où le corps peut être amélioré ou transformé technologiquement.
Selon Houellebecq, les valeurs, les normes, les significations, les symboles à respecter se trouvent dans les traditions qui les ont inspirés (religions célestes, humanisme grécolatin, renaissant et actualisé par les Lumières) et dans les grands textes internationaux. Le rapport estime que l’amélioration-augmentation de l’individu humain par des technologies matérielles ne constitue pas une priorité. Ces technologies devraient être réservées à des usages thérapeutiques sous les auspices de la médecine et de son éthique traditionnelle. Ce qu’il faut développer et améliorer, c’est la connaissance (de l’homme, de la nature, de la société, du milieu technicien) et l’environnement naturel et artificiel (maison, ville, campagne). C’est aux environnements matériels que les technologies matérielles doivent s’appliquer. Le corps et le cerveau humains n’en font pas partie.
La quête d’un bonheur impossible
Le désir de Daniel pour une "île-paradis" symbolise sa recherche désespérée d'évasion face à une réalité insupportable. Cependant, cette quête se heurte à l'impossibilité du bonheur dans un monde où les valeurs humaines sont corrompues : « Le bonheur n'était pas un horizon possible. Le monde avait trahi. Mon corps m'appartenait pour un bref laps de temps ; je n'atteindrais jamais l'objectif assigné. Le futur était vide ; il était la montagne. Mes rêves étaient peuplés de présences émotives. J'étais, je n'étais plus. La vie était réelle. ».
Ni l’humain ni le néo humain n’ont pu accéder au bonheur tant souhaité : Daniel1et Daniel25, les deux ont choisi de mettre fin à leurs vies par le suicide. « Étant génétiquement issu de Daniell j'ai bien entendu les mêmes traits, le même visage ; la plupart de nos mimiques, même, sont semblables (quoique les miennes, vivant dans un environnement non social, soient naturellement plus limitées) ; mais cette subite distorsion expressive, accompagnée de gloussements caractéristiques, qu'il appelait le rire, il m'est impossible de l'imiter ; il m'est même impossible d'en imaginer le mécanisme. Les notes de mes prédécesseurs, de Daniel2 à Daniel23, témoignent en gros de la même incompréhension. Daniel2 et Daniel3 s'affirment encore capables de reproduire le phénomène, sous l'influence de certaines liqueurs ; mais pour Daniel4, déjà, il s'agit d'une réalité inaccessible (…) Plusieurs travaux ont été produits sur la disparition du rire chez les néo-humains ; tous s'accordent à reconnaître qu'elle fut rapide. » (Houellebecq, La Possibilité d'une île 63)
Le rire qui est le signe du bonheur de l’instant a disparu chez les néo humains.« À tout observateur impartial en tout cas il apparaît que l'individu humain ne peut pas être heureux, qu'il n'est en aucune manière conçu pour le bonheur » (Houellebecq, La Possibilité d'une île 67) , Que sa seule destinée possible soit de propager le malheur autour de lui en rendant l'existence des autres aussi intolérable que l'est la sienne propre - ses premières victimes étant généralement ses parents.
Les néo humains commentent souvent la vie de leur ancêtre, Daniel1, à travers une lentille cynique. Ils perçoivent les valeurs humaines contemporaines comme presque incompréhensibles, ridicules et destructrices. Cela soulève des questions sur ce qui reste de notre humanité dans un monde qui valorise la perfection technologique au détriment de l'expérience humaine authentique.
Cette dynamique souligne comment le clonage sert non seulement à explorer l'individu mais aussi à critiquer les normes sociales.
En fin de compte, ni Daniel1 ni ses clones ne trouvent véritablement le bonheur dans La Possibilité d'une île. Daniel1 échoue dans sa quête d'amour et choisit la mort comme échappatoire à sa souffrance existentielle. Les clones, bien qu'ils soient libérés des souffrances humaines par leur déshumanisation, vivent une existence vide de sens. Houellebecq nous pousse ainsi à réfléchir sur la nature du bonheur et sur ce qui constitue véritablement notre humanité dans un monde où les valeurs traditionnelles sont remises en question.
À travers ses personnages et leurs expériences, le roman explore les conséquences de l'individualisme et du nihilisme qui émergent lorsque les valeurs religieuses traditionnelles sont absentes : « De plus en plus les hommes allaient vouloir vivre dans la liberté, dans l'irresponsabilité, dans la quête éperdue de la jouissance ; ils allaient vouloir vivre comme vivaient déjà, au milieu d'eux, les kids, et lorsque l'âge ferait décidément sentir son poids, lorsqu'il leur serait devenu impossible de soutenir la lutte, ils mettraient fin ; mais ils auraient entre-temps adhéré à l'Eglise élohimite, leur code génétique aurait été sauvegardé, et ils mourraient dans l'espoir d'une continuation indéfinie de cette même existence vouée aux plaisirs (..) L'islam, curieusement, fut un bastion de résistance plus durable. S'appuyant sur une immigration massive et incessante, la religion musulmane se renforça dans les pays occidentaux pratiquement au même rythme que l'élohimisme ; s'adressant en priorité aux populations venues du Maghreb et d'Afrique noire, elle n'en connaissait pas moins un succès croissant auprès des Européens « de souche », succès uniquement imputable à son machisme » (Houellebecq, La Possibilité d'une île 357) , Cette citation met en exergue l'idée que le manque de valeurs religieuses peut conduire à un vide moral et existentiel, Dans La Possibilité d'une île, l'individualisme exacerbé des personnages principaux, comme Daniel1, illustre une société où les valeurs religieuses ont été largement abandonnées. Daniel1 vit dans un monde où les relations humaines sont superficielles et où la quête de sens est désespérément vaine. Cette situation est décrite comme une "misère de l'homme sans Dieu", soulignant que l'absence de transcendance laisse les individus en proie à un profond désespoir :
L'absence de valeurs religieuses ne se limite pas à des expériences individuelles ; elle entraîne également des répercussions sur la société dans son ensemble. Houellebecq suggère que sans un cadre moral commun, les interactions humaines deviennent plus brutales et égoïstes. Dans ce contexte, la religion apparaît à mon avis comme un rempart contre le libéralisme excessif qui peut déshumaniser les individus :"La religion constitue le dernier rempart contre le libéralisme" (Agathe Novak-Lechevalier - Caroline Julliot).
Dans La Possibilité d'une île, Houellebecq présente également la secte des Élohimites comme une tentative de créer une nouvelle forme de spiritualité pour répondre aux besoins métaphysiques des individus. Bien que cette secte soit fondée sur des principes technologiques plutôt que sur une foi traditionnelle, elle illustre le besoin humain d'un cadre qui donne sens à l’existence.
Loin de nous l'idée d’affirmer que La Possibilité d'une île est un roman rempli d'espoir, que les personnages y sont convaincus qu'une vie meilleure les attend au bout du chemin, leurs « suicides » respectifs témoignent plutôt du contraire.
L’épilogue de La Possibilité d’une île contraste ainsi avec l’ensemble du roman en dérivant les pérégrinations et le retour à la nature de Daniel25. D’inspiration romantique, cette section réactive la part « naturelle » chez le post-humain, laisse place à « la contemplation limpide » du monde de ce personnage. Michel Houellebecq use du procédé narratif de l’insertion d’un épilogue renversant la diégèse dans La Possibilité d’une île, ce qui ne résout pas les problèmes dépeints tout au long du récit de ses personnages. Si les post-humains sont le produit technoscientifique de la résolution des inégalités des sociétés libérales occidentales, l’épilogue consiste en un passage vers une post humanité dystopique. Le post-humain, à la suite d’une révélation artistique, souhaite retrouver un état naturel, retourner à un état plus « humain » : les frontières entre l’homme et un possible successeur se brouillent, ce qui est soulevé par la mise en scène d’une sensibilité esthétique.
Depuis les études de Mikhaïl Bakhtine, le roman s’appréhende comme une œuvre immergée dans le langage, baignant dans les différents discours sociaux, qu’elle fait entrer en relation selon un plurilinguisme vivant, aux frontières fluides et naturelles. La notion de « plurilinguisme », que nous nommons à l’instar de la plupart des critiques littéraires contemporains « polyphonie », est centrale aux considérations esthétiques bakhtinienne : elle fait référence aux « voix sociales et historiques qui peuplent le langage [...], qui lui donnent des significations concrètes, précises, [...] traduisant [dans le roman] la position socio-idéologique différenciée de l’auteur » (Bakhtine) . Le roman, « isomorphe à l’homme » pour Michel Houellebecq, deviendrait l’unique porteur de vérité et d’humanité à l’ère de la désinformation et de l’uniformisation annonçant le devenir post-humain, l’unique perspective en marge du paradigme technoscientifique qui régit le devenir de l’humanité. Le roman lui apparaît même comme le dernier refuge de la signification parce qu’il constitue l’expression primaire de l’homme, être désormais en voie d’être « dépassé ».
Il est à noter que La Possibilité d'une île est une œuvre complexe qui interroge notre rapport à l'humanité dans un contexte marqué par le progrès technologique et philosophique. Michel Houellebecq navigue habilement entre humanisme et post humanisme pour révéler les tensions inhérentes à notre époque contemporaine. À travers ses personnages désabusés et ses réflexions critiques sur la société moderne, il nous invite à repenser notre conception de ce que signifie être humain face aux défis du XXIe siècle. Il est à souligner que l’auteur de La Possibilité d'une île nous invite à redéfinir notre humanité, ce qui est un processus dynamique qui nécessite une approche holistique intégrant des dimensions philosophiques, sociales, technologiques, écologiques et culturelles. En adoptant une perspective inclusive et durable, nous pouvons construire un avenir où chaque individu est valorisé, où les relations humaines sont authentiques et où notre place dans le monde naturel est reconnue comme essentielle à notre survie collective. Cette redéfinition ne sera pas facile ni rapide, mais elle est nécessaire pour faire face aux défis contemporains et construire un monde plus juste et durable pour tous.
Pour conclure, nous affirmons que dans La Possibilité d'une île, Michel Houellebecq offre une réflexion profonde et critique sur la condition humaine à l'ère du capitalisme et des avancées technologiques. À travers ses personnages désabusés et ses observations acerbes, l'auteur interroge les fondements de l'humanisme traditionnel, révélant ses limites face aux réalités contemporaines. Loin de représenter un idéal d'émancipation et de dignité humaine, l'humanisme est présenté comme une idéologie souvent détournée au service des logiques marchandes, où les mauvais instincts sont exploités pour générer profit et consommation. La critique du capitalisme dans le roman souligne une société où les relations humaines sont réduites à des transactions superficielles. L'amour, souvent perçu comme une échappatoire, devient une illusion fragile dans un monde où la sexualité est dissociée des émotions authentiques. Cette vision désenchantée s'inscrit dans une tendance plus large vers le post humanisme, où les individus sont déshumanisés et où la technologie redéfinit les dynamiques relationnelles. Les néo-humains, en quête d'une immortalité artificielle, soulèvent des questions éthiques sur la nature même de l'amour et des sentiments dans un futur où les émotions pourraient être manipulées ou reproduites. En somme, Houellebecq nous invite à réfléchir sur notre rapport à l'humanité dans un monde en mutation rapide. Sa critique du capitalisme et son exploration des thèmes de l'humanisme et du post humanisme révèlent les tensions et les contradictions qui caractérisent notre époque. À travers La Possibilité d'une île, l'auteur nous pousse à envisager non seulement les conséquences de nos choix contemporains mais aussi à interroger la valeur intrinsèque de l'humain face aux défis d'un avenir incertain.
[i] L'ensemble de l'œuvre de Volodine est investi de ces questionnements sur le sort de l'humanité. Pour l'heure, mentionnons tout de même son roman intitulé Avec les moines-soldats (Paris, Éditions Verdier, 2008), publié sous le pseudonyme Lutz Bassman, dans lequel trois personnages doivent « sauver » une humanité arrivée à son ultime limite. Pour ce qui est de McCarthy, son roman La Route (Paris, Éditions de L'Olivier, 2007) est l'exemple même de ces romans post-apocalyptiques.
[ii] Michel Houellebecq est un romancier et poète français né le 26 février 1956 à Saint-Pierre sur l'île de la Réunion. Il détient un diplôme d'ingénieur agronome, ce qui peut expliquer la présence dans ses œuvres des thèmes de l'informatique, ses livres font partie des meilleures ventes littéraires francophones et certains de ses ouvrages sont traduits en plusieurs langues. Il délivre dans ses romans une vision sans concession du monde occidental à travers la vie de héros désenchantés.
[iii] La Possibilité d'une île, publié en 2005, est un roman emblématique de Michel Houellebecq qui explore des thèmes profonds tels que l'individualisme, le clonage, et la quête de sens dans un monde postmoderne. Ce texte se distingue par son approche à la fois satirique et philosophique, offrant une réflexion sur l'humanité et ses aspirations à travers le prisme de la science-fiction.
[iv] Les Elohimites, une secte présente dans le roman, promettent l'immortalité par le clonage. Cette promesse attire les néo humains qui choisissent souvent de mourir et d'être réincarnés avant d'atteindre 50 ans, reconnaissant que la vie au-delà de cet âge est perçue comme dépourvue de sens.
Références bibliographiques
Agathe Novak-Lechevalier - Caroline Julliot. "Misère de l'homme sans Dieu: Michel Houellebecq et la question de la foi." Journal of Literature and Religion (2023): 265-275.
Bakhtine, Mikhaïl. Esthétique et théorie du roman. Paris: Gallimard, 1978.
Braidotti, Rosi. *. Posthuman Knowledge. Polity Press, 2019.
Broca, Alain de. "L'homme du XXIe siècle et l'homme au XXIe siècle." Cairn.info (2012): 27.
Daigle, Christine. "Que nomme le “post” du posthumanisme?" brocku.ca summer 2021: 62.
Descartes, René. Discours de la méthode. Paris: Vrin, 2005.
Després, Elaine, et Hélène Machinal,. "PostHumains." Presses universitaires de Rennes 2014: 35.
—. "PostHumains ." Presses universitaires de Rennes (2014): 35.
Dorrestijn, Steven. "L'homme futur Sur les nanosciences et l'être humain." [PDF]. 2006.
Ferrando, Francesca. Defining the Posthuman,Posthumanism: A Critical Analysis. 2018.
Houellebecq, Michel. La Possibilité d'une île. Paris: éditions Fayard, 2005. p.215.
—. La Possibilité d'une île. Paris: Fayard, 2005.
Lampropoulos, Apostolos. https://philodelart.hypotheses.org/3118. n.d.
Maftei, Mara Magda. "La fiction posthumaniste - Michel Houellebecq ." Hal (2020). halshs-02948086 .
Maurice, Fabrice. «Humanisme et posthumanismes.» Humanisme 2017: 106.
Mirandole, Pic de la. De la dignité de l’homme. Paris: , Edition de l’Éclat, 1993.
Nouchi, Franck. " "La possibilité d’une île : Une réflexion sur la puissance de l’amour." ." Le Monde (2022).
Popa, Marius. ". "Pour une morphologie de l'ironie post-humaine : Le cas de Michel Houellebecq."." Dacoromania Litteraria, vol. 9 (2020).
RACAULT, Jean-Michel. L'Utopie narrative, 1675-1761. Oxford: The Voltaire foundation, coll. « Studies on Voltaire and the Eighteenth Century », 1991.
Rémi Brague. "L’humanisme est-il en voie de disparition ?" Cités 2013: 96.
wikipedia. n.d. https://fr.wikipedia.org/wiki/Critique_de_l'humanisme.
End notes :
[1] L'ensemble de l'œuvre de Volodine est investi de ces questionnements sur le sort de l'humanité. Pour l'heure, mentionnons tout de même son roman intitulé Avec les moines-soldats (Paris, Éditions Verdier, 2008), publié sous le pseudonyme Lutz Bassman, dans lequel trois personnages doivent « sauver » une humanité arrivée à son ultime limite. Pour ce qui est de McCarthy, son roman La Route (Paris, Éditions de L'Olivier, 2007) est l'exemple même de ces romans post-apocalyptiques.
[1] Michel Houellebecq est un romancier et poète français né le 26 février 1956 à Saint-Pierre sur l'île de la Réunion. Il détient un diplôme d'ingénieur agronome, ce qui peut expliquer la présence dans ses œuvres des thèmes de l'informatique, ses livres font partie des meilleures ventes littéraires francophones et certains de ses ouvrages sont traduits en plusieurs langues. Il délivre dans ses romans une vision sans concession du monde occidental à travers la vie de héros désenchantés.
[1] La Possibilité d'une île, publié en 2005, est un roman emblématique de Michel Houellebecq qui explore des thèmes profonds tels que l'individualisme, le clonage, et la quête de sens dans un monde postmoderne. Ce texte se distingue par son approche à la fois satirique et philosophique, offrant une réflexion sur l'humanité et ses aspirations à travers le prisme de la science-fiction.
[1] Les Elohimites, une secte présente dans le roman, promettent l'immortalité par le clonage. Cette promesse attire les néo humains qui choisissent souvent de mourir et d'être réincarnés avant d'atteindre 50 ans, reconnaissant que la vie au-delà de cet âge est perçue comme dépourvue de sens.